Qu’est-ce que le rooibos pour vous ?
Le rooibos pour nous, en tant que Khoïsan, n’est pas un simple thé. C’est plutôt une plante utilisée pour ses nombreuses propriétés médicinales. Nos parents ne nous emmenaient pas chez le docteur quand nous avions des problèmes de peau ou des maux d’estomac. Ils nous donnaient du rooibos. Ma mère, qui a eu douze enfants, tous et toutes nourri·es au sein, remplaçait le lait maternel par des infusions de rooibos quand elle n’avait pas assez de lait. C’était notre vie.
Le rooibos fait vraiment partie de notre culture. Mon père m’a appris à récolter la plante sauvage et ma mère m’a appris à la transformer. Mais maintenant, c’est comme si cette plante appartenait aux Blancs. Quand le premier européen, un botaniste suédois, est venu et a eu connaissance du rooibos vers la fin du 18ème, je suis convaincu que les habitant·es ont partagé avec lui leurs connaissances, sans savoir qu’elles seront vendues. Pendant longtemps en Afrique du Sud, le rooibos était connu comme « la boisson des pauvres ». Aujourd’hui, l’industrie de transformation du rooibos se bat pour ce thé, comme si elle en était propriétaire.
Notre communauté, ici à Wupperthal, a toujours récolté le rooibos sauvage à la main. Aujourd’hui, seulement une petite partie du rooibos que nous produisons est cultivé. Au sein de la coopérative, nous effectuons la première transformation de la plante : la récolte, la coupe, la fermentation et le séchage. La seconde transformation doit être effectuée par un sous-traitant à 200 kilomètres d’ici : le broyage, le tamisage et la stérilisation à la vapeur. Nous sommes obligés de faire cette dernière transformation pour des raisons sanitaires, mais je n’aime pas ce procédé car le rooibos perd alors 25 % de ses propriétés et nous payons cher pour cela. Toutes les entreprises de seconde transformation sont détenues par des Blancs. Notre sous-traitant stocke le rooibos pour nous et de là-bas, nous exportons directement le produit vers les autres pays du monde.

Barend Salomo, directeur de la WORC et représentant des communautés paysannes Khoïsan productrices de rooibos dans les montagnes de Cederberg.
Les 36 000 hectares de terres de Wupperthal sont possédés, encore aujourd’hui, par l’Eglise morave allemande[1]. Quelle est l’histoire de ce lieu et les enjeux fonciers qui s’y jouent ?
Lorsque la première mission protestante est arrivée en 1830, le nom de ce lieu n'était pas Wupperthal. Il s’appelait en langue khoï « Riedtmond », qui signifie « riche en eau » et « sol fertile ». Mais lorsque les missionnaires allemands ont vu la rivière Tra Tra, elle leur a rappelé la rivière Wupper en Allemagne. Ils ont donc baptisé le village Wupperthal.
Sept familles khoï vivaient alors dans le hameau et dans les montagnes alentours, il y avait plus de cent familles. Nos ancêtres étaient des éleveurs et éleveuses nomades. Ils et elles étaient toujours au sommet des montagnes pour nourrir leurs troupeaux. Toute cette chaîne de montagnes était le territoire des Khoïsan. Si vous restiez ici, vous vous rendriez compte de l’énergie de ces montagnes qui descend sur les terres du village. Pendant tellement d’années, cette terre était celle de nos ancêtres et de leurs descendant·es.
Mais lorsque la mission est arrivée, elle a acquis la propriété de ces terres au nom de l’Eglise morave, en l’achetant au gouvernement colonial. Nous ne sommes pas habitué·es à posséder des terres. Chez nous, les terres sont détenues collectivement. Cette histoire de titre de propriété n’avait pas de sens pour nous.
L’Eglise gère toutes ces terres depuis la ville du Cap. Son fonctionnement est centralisé et descendant. Si nous voulons construire une maison ici, nous devons d’abord lui demander sa permission. La maison que j’ai construite n’est pas ma propriété. Nous devons payer un loyer chaque mois. Je suis autorisé à léguer cette maison à mon fils, mais il s’agit seulement des murs, pas de la terre. Et c'est à condition que je respecte leurs règles. Si je n'obéis pas, je peux être mis à la porte. Quant à notre production de rooibos, la communauté doit payer annuellement 100 rands sud-africains par hectare de terres cultivées à l’Eglise, et ce quelle que soit la valeur de la production que nous avons vendue.
Ces pratiques sont illégitimes. En tant que descendant·es des Khoïsan ayant toujours vécu ici, nous pensons que nous sommes les propriétaires fonciers légitimes, bien que l'Église soit la propriétaire foncière enregistrée. Notre communauté a réclamé la restitution des droits fonciers et une procédure est ouverte à la Haute Cour du Cap.

Vue sur le village de Wupperthal.
En 2010, Nestlé dépose des brevets sur l’utilisation du rooibos pour le traitement d’affection capillaires et cutanées, sans demander d'autorisation au gouvernement sud-africain. La même année, la Convention sur la Diversité Biologique des Nations Unies adopte le protocole de Nagoya sur l'accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des bénéfices découlant de leur utilisation. Comment votre lutte contre l’appropriation du rooibos par l’industrie s’est-elle déroulée ?
L'idée du protocole de Nagoya, selon laquelle les communautés peuvent revendiquer le partage des bénéfices tirés de leurs connaissances traditionnelles en vertu de la loi, nous a ouvert la porte pour revendiquer ce qui nous appartient. Ce processus a été éprouvant, mais j’ai eu beaucoup de chance d’y participer.
Le Conseil National des Khoï et des San s’est adressé au gouvernement en affirmant que nous sommes les détenteurs et détentrices du savoir traditionnel sur cette plante. Mais nous devions chercher des preuves. Le gouvernement a effectué une enquête publiée en 2014. Les conclusions du rapport ont été claires. Il ne fait aucun doute que le rooibos est une connaissance traditionnelle Khoïsan. L’industrie du rooibos s’est évidemment opposée à ce résultat, arguant que les Khoïsan ne savent rien du thé en sachets infusettes… L’industrie a beaucoup innové avec la commercialisation du rooibos, mais c’est en s’appuyant sur les connaissances traditionnelles de la plante que nous avons. L’industrie a donc mené sa propre enquête, qui n'a jamais été publiée car elle a abouti au même résultat. C'est alors que les négociations ont commencé entre le Conseil National des Khoï et des San et l'industrie. Elles ont été dures.
Jusqu’au 1er novembre 2019, ça a été un combat entre les deux parties, nous nous sommes battu·es, et eux aussi. A cette date précise, un accord pour le partage des bénéfices tirés du rooibos a enfin été trouvé. Ce jour-là, autour de la table des négociations, un homme s’est levé et a déclaré au nom de l’industrie : « nous acceptons que les peuples Khoï et San soient reconnus comme détenteurs du savoir traditionnel sur le rooibos ». Lorsque cela s’est produit, je ne peux pas expliquer l’émotion qui régnait dans cette salle. C’était comme si une forme de dignité perdue avait été restaurée.
Il s'agit du premier accord au monde à être conclu à l'échelle de toute une industrie conformément à la Convention sur la Diversité Biologique, c’est une grande victoire. Cet accord est-il juste et équitable selon vous ?
Durant les négociations, l’industrie n’a pas été transparente. Les entreprises n’ont pas voulu divulguer leurs comptes financiers car elles sont concurrentes entre elles. Or, nous ne pouvons pas déterminer quel serait un accord juste et équitable sans connaître le montant de leurs bénéfices et leurs capacités financières. Nous n’avons pas cette information.
Lorsque l’accord a été conclu, nous avions décidé collectivement - parce que notre peuple attendait depuis tellement d’années de percevoir es bénéfices de cette plante – que l’industrie de transformation allait nous verser 1,5 % du prix bord champs du rooibos, mais que l’accord serait revu au bout d’un an. Il s’agit d’un pourcentage sur la valeur de la matière première, et cela n’a rien à voir avec la valeur ajoutée du produit fini. Ce n’est pas dans l’esprit du protocole de Nagoya, car la valeur se mesure sur le produit fini, et pas sur la matière brute. Au bout d’un an, le gouvernement devait nommer un ou une économiste pour évaluer la force financière de l’industrie. Mais jusqu’à ce jour, cette évaluation n’a pas été faite. Nous sommes donc bloqué·es.

Barend Salomo, directeur de la WORC, montrant ses différents échantillons de rooibos.
Qu’est-ce que la commercialisation de votre rooibos dans les conditions du commerce équitable vous a apporté ?
Peu après la création de la coopérative en 2009, nous avons immédiatement entamé les démarches pour être certifié commerce équitable par Fairtrade Intenational. Depuis, nous avons obtenu également la labellisation Symbole Producteurs Paysans (SPP). Pour nous, cela fait sens de commercialiser notre production sous un label de commerce équitable car cela donne de la valeur à notre rooibos, nous recevons un meilleur prix. Nous avons une relation familiale avec nos client·es : les Jardins de Gaïa, Ethiquable… Nous nous sentons à l’aise pour leur parler, en particulier lorsque nous négocions les prix, nous discutons ouvertement de nos coûts de production. Nous avons le sentiment d’être mieux protégé·es sur ce marché.
Le commerce équitable a rendu possible notre accès au marché international, malgré la petite taille de nos exploitations. Le rooibos, c’est une partie de notre vie que nous partageons avec le reste du monde. Le commerce équitable nous a ouvert la porte pour que nous puissions exporter directement ce produit.
Propos récoltés en septembre 2024 par Aude Lorion et Erika Girault, Fédération Artisans du Monde.
Pour aller plus loin (documentation en anglais) :
- Les connaissances traditionnelles des Khoï et des San reconnues dans le cadre de l'accord de partage des avantages pour le rooibos, Natural Justice, Novembre 2019
- L'accord sur l'accès au rooibos et le partage des avantages, Natural Justice
- Vol du rooibos : Nestlé accusé de biopiraterie des ressources génétiques sud-africaines, Natural Justice, Mai 2010
- Etude des Affaires Environnementales sur les espèces de rooibos et de honeybush en Afrique du Sud, Gouvernement de l’Afrique du Sud, Mai 2015
- Vidéo : Restitution du rooibos, Natural Justice
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[1] L’Eglise morave est une des premières Eglises protestantes ayant pris naissance en Europe centrale au 15ème siècle.